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Christophe Desmurger, Des plumes et du goudron, Fayard (2013)

Vendredi dernier, j’ai découvert un écrivain : Christophe Desmurger.

Je connaissais déjà un peu Christophe, le-collègue-de-CP/CE1-de-mon-école-du-jeudi/vendredi-de-l’année-dernière. En débarquant dans une nouvelle école, on jauge bien souvent le degré de pénibilité d’un collègue à l’accueil qu’il nous réserve. Par Christophe, j’ai été saluée d’un simple « Bonjour » quand j’ai mis pour la première fois les pieds dans la salle des maîtres un mercredi de novembre. Pas de question sur mon parcours, pas de remarque sur mon niveau de classe, pas de commentaire quelconque sur l’école, pas de mise en garde par rapport à un(e) collègue ou un(e) élève. Aucune case à cocher sur le bingo des phrases classiques d’accueil ; degré de pénibilité estimé : 0. Pour moi, il est le collègue qui pour son dessert du midi, se saisit d’un couteau de sa main gauche et découpe minutieusement sa viennoise au chocolat. Ou celui qui, certains matins, s’enquiert de mon signe astrologique pour m’annoncer l’horoscope du jour. Aucun souvenir d’une quelconque discussion pédagogique, et encore moins de récits racontant à quel point son enseignement est formidable. Car il n’y en a pas eu. Degré de pénibilité vérifié : 0.
À travers mes élèves, je m’étais imaginé un portait du maître : Monsieur Desmurger. Je ne suis pas une maîtresses inquisitrice qui cherche à tout prix à savoir ce qui se dit, se fait et se passe dans les salles de classe de chacun de mes collègues. Du moins, je m’efforce de ne pas l’être, car je n’aimerais pas que l’on procède de la même manière à mon sujet. Mais parfois, il arrive que les élèves soient complices malgré eux de fuites dans cette enquête que l’on souhaite garder close. Et j’ai fini par m’habituer à l’habituel refrain enthousiaste lorsque nous abordions un nouveau chapitre de grammaire : « On l’a vu chez Monsieur Desmurger ! ». Alors un jour, je me suis autorisé un écart par rapport à mon principe : « Et la subordonnée complétive, vous l’avez vue chez Monsieur Desmurger ? ». Je n’ai pas lu immédiatement la lueur habituelle dans les yeux de mes élèves lorsqu’il s’agit d’évoquer leur maître de CE1. J’ai clairement vu que non, la notion de subordonnée complétive ne leur disait rien. Mais j’ai senti un élan de loyauté de leur part : ils ne trahiraient pour rien au monde leur maître de l’an passé, alors ils m’ont répondu par l’affirmative. J’ai (sou)ri. À défaut d’enseigner la subordonnée complétive dès le CE1 (quoique… après tout, je n’ai jamais vérifié cette information !), Monsieur Desmurger est de ces maîtres qui sont manifestement ancrés dans le souvenir des élèves.

Ces mêmes élèves m’ont rappelé un vendredi de février que « Monsieur Desmurger écrit des livres ». Ils m’ont même appris qu’il était « très célèbre ». Parce que la veille, à la librairie, il y avait beaucoup de monde. Une élève s’est improvisée attachée de presse, ou libraire, en me faisant de la promotion-conseil : « Maîtresse, tu sais, il a écrit aussi un livre qui parle de l’école. Tu devrais le lire, parce que ma maman (N.D.L.R. : la maman est maîtresse) l’a lu et elle a dit qu’il était intéressant. ». J’ai remercié pour la suggestion de lecture, promis à une autre élève une excursion-dédicace jusque dans la classe de Monsieur Desmurger l’après-midi, et demandé à ce que l’on sorte (enfin) les cahiers.
Les semaines ont passé, les mois ont filé à toute allure, et puis un jour, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai eu envie de lire Des plumes et du goudron. Peut-être que ma distance par rapport à l’école française cette année a déclenché cette envie : lire un roman qui parle de l’école dans mon RER bi-quotidien entre la maison et le travail, aurait-ce vraiment été de la détente ? Je comptais sur un week-end à Paris fin novembre pour me procurer le livre à la Fnac, mais la vendeuse m’a déçue : rupture de stock dans toutes les Fnac parisiennes. Je suis donc rentrée bredouille en Allemagne, avec comme seule lecture pour le train mon dernier achat pédagogique : Le loup qui voulait changer de couleur, qui, lui, n’était pas en rupture de stock. Le soir-même, de retour à Kassel, j’ai commandé le livre sur internet. Et vendredi dernier, il m’a accompagnée à mon désormais hebdomadaire don de plasma. Je n’ai pas vu le temps passer. Pourtant, il y avait beaucoup d’attente ce jour-là : des donneurs à la chaîne, encore plus qu’habituellement, et peu de personnel, comme à l’accoutumée. J’aurais même pu ne pas sentir la piqûre si l’infirmier ne m’avait pas arrachée à ma lecture en me demandant quel était mon prénom parmi toutes les inscriptions sur ma carte d’identité. Ah oui c’est vrai. J’oublie chaque semaine que ma carte d’identité française dépareille au milieu des Personalausweise de mes confrères allemands. Aujourd’hui, l’infirmier mise sur le second prénom. Bien tenté de sa part, c’est la seule trace française sur mon état civil. Mais non. Alors, comme chaque semaine, j’explique patiemment le décodage de la pièce d’identité. Voyant que je suis plus amusée qu’agacée, l’infirmier tente même une blague au moment de la piqûre : il regarde mon livre et, en grand connaisseur, le qualifie de « tolles Buch » (« livre génial »). J’approuve d’un hochement de tête, et riposte par une requête : ne pas me dévoiler la fin, merci. Je crois que ma blague l’a fait rire. Ou peut-être a-t-il simplement rigolé parce qu’il a cru que j’avais cru à sa blague. En sortant du Blutspendezentrum, j’avais déjà englouti la moitié du livre. Le lendemain matin, au réveil, je n’avais fait qu’une bouchée de la seconde moitié.

Si j’étais insolente, je dirais que le roman se passe à une autre époque. Celle où Chirac était président. Où il n’y avait pas école le mercredi. Où les futurs professeurs des écoles étaient formés dans les IUFM. Où l’on pouvait encore fumer dans les salles des maîtres. Où j’aurais pu être élève de Louis Dumont, élève de CM2 que j’étais en 2001-2002. Mais en réalité… L’actualité de ma première année scolaire en tant que maîtresse a été marquée par les attentats contre Charlie Hebdo. Deux présidents ont succédé à Chirac, mais à quelques mois des prochaines présidentielles, je ne peux pas affirmer sereinement que les leçons de 2002 ont été tirées. Je fais partie de la toute première génération de professeurs des écoles formés à l’ÉSPÉ, mais finalement, j’y ai été bercée moi aussi au socio-constructivisme et aux apprentissages transversaux, pour en sortir aussi (peu) armée que Louis Dumont. Le jour où les ÉSPÉ équiperont parfaitement les enseignants novices pour leur chute sur le terrain, alors le personnage de Louis Dumont paraîtra dépassé, et le livre, obsolète. Mais pour l’instant, le roman semble épargné par la vieillesse.
Mes craintes initiales de lire un roman parlant d’école ont vite été balayées, car justement, il est question d’école sans parler d’école. Louis Dumont nous livre les souvenirs de sa première année scolaire en tant qu’enseignant, mais ne s’attarde pas sur des scènes de classe ou d’école. Ou lorsqu’il le fait, c’est qu’il y a toujours un intérêt romanesque. Quant à sa posture en tant que maître, élément-clé du roman, c’est sous un angle aussi modeste que réaliste qu’elle est abordée. Plus que son inspiration auto-biographique, ce sont toutes les failles que Louis ose avouer qui rendent le protagoniste vrai. Au lieu de montrer des vidéos avec des élèves parfaits et des professeurs chevronnés mettant en place une séquence parfaitement rodée par vingt ans de pratique, on devrait faire lire dans les ÉSPÉ Des plumes et du goudron. Surtout aux futurs enseignants les plus crédules.
Finalement, en lisant ce roman, en l’absence de références pédagogiques et autres débats scolaires, j’ai retrouvé un peu de Christophe ; par l’année scolaire que Monsieur Dumont a fait vivre à ses élèves, j’ai cru deviner dans les yeux de certains personnages la même lueur que celle de mes anciens élèves lorsqu’ils évoquent Monsieur Desmurger. Et puis surtout, j’ai été embarquée dans un style d’écriture très agréable à lire, celui de Christophe Desmurger. Bonne nouvelle : il me reste un deuxième roman à lire de cet auteur… avant que le troisième ne paraisse !

Si vous voulez prolonger le sujet, je ne peux que vous recommander cette émission (émission n°1 de décembre), très intéressante. Qui de mieux que l’auteur en personne pour évoquer son oeuvre ?

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