S’il y a bien une chose qu’un échange interculturel nous enseigne, c’est que certes, la maîtrise de la langue de l’autre est un minimum nécessaire pour se parler, mais qu’elle est loin d’être toujours suffisante pour se comprendre. Derrière les mots se cachent bien souvent des significations et des notions différentes, qui peuvent peuvent prendre deux couleurs totalement opposées pour un Allemand et un Français. Je vous avais déjà quelque peu illustré le concept dans mon dernier article, revenons à un sujet plus sérieux : l’Histoire. L’un des moments les plus marquants sans doute de la formation tandem de l’été dernier.
Un matin, à l’heure du traditionnel temps de travail en tandem, nos professeurs nous ont annoncé que nous allions travailler de manière un peu différente pour la fin de matinée. Les Allemands d’un côté, les Français de l’autre, trois groupes dans chacun des groupes nationaux. Six sous-groupes au total. Pendant le temps imparti, chaque groupe devrait réfléchir aux dix dates les plus importantes de l’Histoire de son pays, et les présenter aux autres en une dizaine de minutes, affiche à l’appui possible.
Côté Français, le thème du jour a été accueilli avec plus ou moins d’enthousiasme selon les collègues, mais systématiquement de manière scolaire. Il n’y avait qu’à regarder les trois affiches pour s’en rendre compte : trois frises, balayant toutes les trois le programme d’Histoire de cycle 3* (de la Préhistoire à l’aube de la Vè République). Et encore, dans mon groupe de travail du jour, nous avions été un peu rebelles : nous avions placé nos dix dates sur une carte de France, pour permettre à nos collègues allemands de faire le lien entre les lieux français qu’ils connaissaient (ou qu’ils seraient amenés peut-être à visiter lors de leur année en France) et l’Histoire. Peut-être aussi pour lier l’Histoire et la Géographie, comme nous avons l’habitude d’associer les deux matières en France. Cela dit, nous nous étions sentis obligés de placer une frise en bas de notre magnifique carte de France tracée à main levée. Les Français restent décidément très scolaires.
Au moment de la présentation, la parole au sein des différents groupes s’est répartie selon qui se sentait légitime à parler Histoire. En clair, qui avait enseigné récemment en cycle 3, avec une sous-répartition en fonction du niveau de classe pour le détail des dix dates. J’ai eu mes dix minutes de gloire : de l’Histoire fraîchement enseignée en CE2 pour balayer la Préhistoire et l’Antiquité, de l’Histoire fraîchement enseignée en CM1 pour survoler tout le Moyen-Âge jusqu’à la Révolution, et des années étudiantes pas si anciennes que ça – en tout cas suffisamment récentes pour pouvoir ressortir mes divers cours d’Histoire Politique Contemporaine et autres – parfait pour aborder la période 1789 – De Gaulle. J’étais capable de présenter l’ensemble des dix dates choisies. Une belle vengeance après une année à me sentir affublée d’une double peine en devant enseigner l’Histoire non pas une mais deux fois par semaine. Dans deux niveaux différents en plus : double peine, et double préparation. En devant jongler entre deux ambiances de classe totalement différentes. Et bien sûr, sans oublier les adaptations CLIS que je devais envoyer – si possible – avant le jour de l’Histoire (cela ne m’a jamais été possible). Autant dire qu’au début, j’ai pataugé, je pense même m’être noyée dans la cuve baptismale de Clovis (une véritable Louis(e) Dumont pour résumer). Et puis j’ai appris à aimer enseigner l’Histoire. J’ai surtout appris à faire le deuil du travail en groupe pour mener à bien une séance d’Histoire. Et à m’accrocher à une bouée de secours pour me sortir de la noyade : le livre clé en main à destination du professeur (Madame Carla dit qu’à l’IUFM, on lui a dit de ne pas trop utiliser les manuels scolaires, eh bien moi, j’ajouterais qu’à l’ÉSPÉ, on aurait dû nous dire que certains livres clé en main nous seraient bien utiles). Tant pis pour les travaux de groupe, tant pis pour la conscience pédagogique – conscience d’ailleurs totalement soulagée lorsque j’ai découvert que l’un de mes formateurs d’Histoire, ce genre de formateurs qui dit toujours ce qu’il ne faut pas faire mais jamais comment on pourrait faire, était l’auteur de mon livre magique. Depuis ce jour, je me suis sentie pédagogiquement immunisée : si je laissais échapper une information erronée, tout serait de sa faute puisque j’aurais puisé mon inspiration dans son livre.
Côté allemand, il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que l’heure était grave. Et que nos petits problèmes de mémoire pour savoir si l’Homme de Tautavel, c’était il y a 450 000 ou 400 000 ans, dans le fond, ça n’était pas si grave. Même pas du tout grave : en fait, si pour les collègues français, l’Histoire renvoyait à notre passé récent d’enseignant, pour les collègues allemands, Histoire rimait avec passé personnel. Nous nous sommes soudain sentis un peu petits avec nos rois de France et Napoléon Ier. Même si nos affiches étaient jolies.
Les affiches justement : point de frise minutieusement décorée et colorée ; il s’agissait bien souvent de dates, parfois annotées, parfois commentés, et souvent, dans un ordre décousu. Parce que dans la plupart des cas, elles avaient été classées par ordre d’importance quant au ressenti personnel. Second point de divergence : mis à part un groupe qui a mentionné 1789 pour les influences de la Révolution française outre-Rhin, toutes les autres dates étaient contenues entre la Seconde Guerre Mondiale et 2006. L’Histoire récente, à la frontière de ce que nous ne classons justement plus dans l’Histoire en France. Avec l’annotation suivante pour l’année 2006 : WM (abréviation de Weltmeisterschaft, coupe du monde (sous-entendu : de football)). Les trois groupes l’avaient mentionnée. À la lecture des affiches, c’était un point d’interrogation de plus : pourquoi, au milieu de toutes ces dates marquantes et lourdes de sens, mentionner la coupe du monde de football de 2006 – certes organisée en Allemagne, mais où cette dernière n’a fini que 3è ? En comparaison, aucun des groupes français n’avait affiché fièrement : 1998, coupe du monde sur ses affiches (ndlr : coupe du monde organisée en et gagnée par la France).
Les présentations ont rendu les affiches limpides. Et nous ont laissés sans voix. Comme je vous l’ai déjà raconté ici, les âges des participants sont très variés, et les participants allemands partent souvent une fois que leurs enfants sont dans les études supérieures. Il y a donc un pourcentage non négligeable de participants allemandes qui ont plus de 50 ans. Et parmi les participants allemands, il y en a une part bien importante qui est originaire de Berlin. Vous avez fait le lien ? Tout ce que l’on lit dans les livres, tout ce que l’on peut voir dans les films ou les musées à propos de Berlin (post-)seconde Guerre Mondiale, bon nombre de collègues allemands l’ont vécu « pour de vrai ». Alors forcément, quand il s’agit de l’évoquer, l’émotion est au rendez-vous. Je me souviendrai toujours d’une collègue qui nous a raconté ce fameux épisode du bombardier de bonbons, avec les chocolats tombés du ciel grâce aux Américains. C’était captivant, vraiment. Quant aux autres témoignages, ils étaient tout aussi émouvants. Les récits ont défilé, le mur de Berlin est tombé, quelques années ont passé, puis l’Allemagne a organisé la coupe du monde de football 2006. Et nous avons enfin compris pourquoi cette date était importante : pour les Allemands, c’était la première fois qu’ils sortaient leur drapeau tricolore avec fierté, qu’ils le brandissaient sans sentir le lourd passé qui l’avait entaché le siècle précédent. Et pour la première fois aussi, ils se sont rendu compte que vis-à-vis des autres pays, le passé était oublié, et qu’ils n’avaient plus à avoir honte d’être Allemands.
Pensez-y si un jour vous vous entretenez Histoire ou Geschichte avec un Allemand : vous ne pensez sans doute pas à la même chose.
*Si un IEN me lit : oui je sais, les programmes ont changé, le découpage des cycles également, l’Histoire ne s’enseigne plus qu’à partir du CM1, et la Préhistoire a disparu des programmes de l’école primaire… mais je vous avais prévenu dès le départ que ce blog n’était pas affilié à l’Éducation Nationale !
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