Vendredi 26 août 2016, réunion de pré-rentrée dans mon école principale. Cela fait moins de 72 heures que je suis arrivée à Kassel, et tout autant d’heures que mes oreilles, relayées par mon cerveau, tournent à plein régime pour s’habituer à n’entendre que de l’Allemand. Autant dire que ma compréhension n’était pas encore optimale. À ce moment-là, j’étais capable de suivre de courtes conversations en face-à-face, à condition que mon interlocuteur parle intelligiblement et ne traite que des sujets basiques. Donc suivre trois heures de réunion où une quinzaine de professeurs aborde divers sujets sur une école et un système scolaire que je ne maîtrisais pas encore, c’était très intéressant pour ma culture interculturelle, beaucoup moins pour ma pratique de la langue. Mais cela tombait bien : je n’étais pas là pour donner mon avis, et mis à part les trois premières minutes de la réunion, où j’étais en plein sous le feu des projecteurs (merci à la formation tandem de m’avoir préparée à l’épreuve de la présentation, qui est passée comme une lettre à la poste et m’a valu les applaudissements de mes collègues en guise d’accueil dans l’équipe !), le reste des trois heures s’est joué pour moi en coulisses.
Les sujets de rentrée défilent, et arrive le chapitre des achats. Commence alors un débat sur quel modèle de Schuheregal acheter. Mes oreilles me traduisent : Regal, étagère, Schuhe, chaussure, mais mon cerveau semble m’envoyer un signal de dysfonctionnement… Il serait donc question d’une étagère à chaussures ? Je crois tout d’abord avoir mal compris le mot, mais le voilà qui revient à plusieurs reprises dans la conversation. Et puis la directrice vient de parler d’un achat groupé chez IKEA. À moins que mon imagination me joue des tours ? Le vote à mains levées m’arrache à mon monologue intérieur. En tout cas, quoi que puisse être un Schuheregal, toutes les collègues en veulent : soit parce qu’elles n’en ont pas, soit parce qu’elles veulent changer leur ancien. Pas le temps de réinterroger mon cerveau sur le mot, un autre sujet arrive, avec une ribambelle de mots que je dois décoder.

Le lundi suivant, il ne m’a pas fallu longtemps pour confirmer mon intuition : en effet, un Schuheregal est bien une étagère à chaussures. Effectivement, il y en a un devant presque chaque classe. En arrivant le matin à l’école, les élèves enlèvent leurs chaussures pour enfiler des chaussons, et je comprends rétrospectivement les collègues qui se battaient pour en avoir un. En l’absence de Schuheregal, c’est un véritable parterre de paire de chaussures qui décore le couloir menant à la classe. Et lors des récréations, le couloir est plus en désordre qu’un dortoir de classe de Petite Section au lever de la sieste : les élèves s’asseyent en plein milieu du couloir pour mettre leurs chaussures, posent leurs chaussons au même endroit, ceux qui ont déjà fini sont en train de marcher sur les autres qui lacent leurs chaussures… tandis qu’avec un Schuheregal, chacun prend sa paire à l’emplacement qui lui est réservé, va plus loin dans le couloir pour troquer ses chaussons contre ses chaussures, et revient déposer sagement la paire de chaussons sur le même emplacement.

J’ai fini par m’habituer à voir arriver mes élèves en chaussons dans la salle de Français, je n’y prête même plus attention. Si bien que je n’ai même pas été étonnée lorsque l’autre jour, un élève m’a dit pour excuser le retard de l’un de ses camarades : « Er kommt gleich. Er hat Schuhedienst. » (« Il arrive tout de suite. Il est de service de (rangement de) chaussures. »). Mes oreilles m’ont instantanément traduit : Schuhe, chaussure bien sûr, Dienst, service (dans le cas de l’école, le mot renvoie aux métiers / responsabilités confiées aux élèves). Et mon cerveau n’a même pas relevé cette information. J’avais presque oublié l’épisode du Schuheregal de la pré-rentrée. Je crois que je suis bien acclimatée à l’école allemande.

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